vendredi 14 août 2009

Jean DUCHE – Elle et lui

Comme j’étais heureux, le jour où j’ai connu Juliette ! J’étais célibataire. Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, les célibataires ne connaissent pas leur bonheur. Certaines personnes qui voient tout en noir diront peut-être que l’espèce humaine n’est guère plus savante. Pour l’espèce humaine, je ne suis pas compétent, mais je n’ignore pas les joies du célibat, depuis que j’ai épousé Juliette.
Et puis, à quoi bon discuter ? Elle adore ça, la discussion, mais il y a un fait qu’elle devrait tout de même m’accorder : s’ils connaissaient le bonheur de leur état, les célibataires s’organiseraient pour le protéger, le défendre. Or, qu’est-ce que nous voyons tous les jours ? Ce sont précisément les célibataires qui se marient.
Elle est entrée dans ma vie par la porte du Montana, le Montana est un bar existentialiste, comme on dit, juste à côté du café de Flore. En ce temps-là il n’était pas encore encombré par des jeunes gens en chemises écossaises et pantalons noirs, ni par des jeunes femmes en vice versa. Non, ce corridor tapissé de bouteilles servait de refuge aux gens qui n’avaient pas l’air existentialiste, comme moi, ou comme Jean-Paul Sartre.
Ce soir-là, j’étais justement en train « d’interviouver » sur un tabouret ce philosophe bien connu au sujet de sa philosophie que personne ne connaît. Il faut dire que j’étais journaliste, en ce temps-là.
- L’existentialisme, dit Sartre, qu’est-ce que c’est que ça ?
- Je vous le demande, répliquai-je.
- C’est un dada, dit Sartre. Je suis un dada.
Là, je coupai net le développement de sa pensée.
- Pardon, lui dis-je, existentiellement vous n’êtes rien du tout. Donc vous n’êtes pas dada. Vous existez dada.
- Très juste, dit Sartre en sifflant un pastis. Il considéra un instant le fond de son verre.
Je respectais sa méditation, prêt à noter la déclaration que je sentais venir.
- Voilà, dit-il enfin, un pastis qui n’existe plus.
Nous en commandâmes deux autres.
- Et pourtant il existe encore, reprit-il, mais dans mon estomac. Il aurait pu avoir une existence toute différente dans le vôtre. Prenez…
- Prenez un autre pastis, intervins-je précipitamment.
C’était pour alimenter notre « interviouve ». Le barman, qui s’intéressait à la conversation dans le but de s’instruire, s’empressa de nous apporter encore deux verres, ce qui en fit quatre devant nous. Cependant Jean-Paul Sartre avait ressaisi le fil de sa pensée. Il enchaîna :
- Prenez un autre pastis…
Le barman parut un peu étonné, mais comme il avait du respect pour la philosophie il empoigna sa bouteille. Je l’arrêtai d’un geste.
- Qui dira, murmura Sartre, l’avenir de ce pastis ?
A ce moment le pastis du philosophe fut balayé par le coude d’une jeune femme qui se hissait sur le tabouret voisin. Au lieu de s’excuser, elle éclata de rire.
- L’avenir n’est à personne, dit le barman, qui venait de se convertir à l’existentialisme. Il restait trois verres. Nous en offrîmes un à la belle inconnue. Mon Dieu, comme elle riait bien ! Elle s’appelait Juliette, et je ne compris pas tout de suite que, moi, j’avais fini de rire.

Cela se passait le douze décembre, il y a un peu plus de deux ans. Le quinze décembre elle me dit qu’elle m’aimait. Je trouvai ça normal.
L’avouerai-je ? Je suis joli garçon. Du moins, je l’étais. Maintenant, je ne sais plus, peut-être que ça m’a passé. Etant d’un naturel modeste, il faut qu’on me le dise pour que je le croie. Hélas ! Plus personne ne me le dit – Sauf Juliette, mais elle est de parti pris, elle soupire « tu es beau » quand elle se sent tendre, comme elle hurle que j’ai mauvais caractère quand elle se met en colère. En ce temps-là, les femmes avaient l’habitude de me le dire. Elles ajoutaient généralement qu’elles m’adoraient. Je leur répondais qu’elles étaient adorables. Dans les quarante-huit heures j’étais l’homme de leur vie, et cela durait au moins une semaine, quelquefois plus. Tout ça afin d’expliquer, sans fatuité, que lorsque Juliette m’a avoué qu’elle m’aimait, je m’y attendais un peu. C’est la suite qui m’a surpris.
Nous étions revenus nous poser sur les tabourets du Montana, à l’heure où les lions vont boire, entre chien et loup. Je fais allusion à cette heure incertaine du crépuscule où l’homme libère ses épaules du fardeau de son labeur quotidien et accourt, l’âme guillerette, à la rencontre des femmes parées qui entrent dans la lumière électrique. Heure divine au seuil de la nuit neuve où tout recommence pour les hommes qui ne sont pas mariés.
Donc, nous étions revenus sur les tabourets du Montana.
- Je crois que je vais vous aimer, dit soudain Juliette.
- Pas d’objection, lui dis-je. Ça tombe même très bien, parce que je vous adore. J’ai un petit local où on pourra s’arranger tous les deux.
Elle eut un sourire un peu triste, sa main se posa sur ma main et la tripota tendrement.
- Vous vous gourez, dit-elle.
Je glissai un regard en coin en rencontrai ses yeux. Il n’y avait pas de plaisanterie dans l’air. Ses yeux souriaient, cependant, bien que son visage fût grave. Je sentis comme une buée qui me montait à la tête, et je me mis à sourire moi aussi, bêtement, oh ! si bêtement… Alors un imperceptible éclair de gaieté la traversa, qu’elle ne chercha pas à dissimuler, au contraire, cela voulait dire : vous m’aimez, vous venez de le comprendre, je le sais, et je veux que vous sachiez que je le sais.
- Je suis fait comme un rat, dis-je, amèrement.
- Moi aussi, dit-elle, joyeusement. Alors nous nous regardâmes bien en face, et nous partîmes tous les deux d’un grand éclat de rire, un éclat de rire comme si nous en avions pour toute notre vie.

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